Ni pétrole. Ni armes. Ni or. La culture

Ni pétrole. Ni armes. Ni or. La culture
Cet article vous emmène au Sahel, où la culture n’est plus un simple accessoire de gouvernance, mais son moteur. Du Mali au Burkina Faso, un changement silencieux mais radical s’opère : la culture guide désormais les politiques, et non l’inverse.
L’Agenda 2063 est la promesse que l’Afrique se fait à elle-même – une vision d’unité, de dignité et d’autonomie. Mais au Sahel, cette promesse est en train d’être réécrite à travers la musique, les festivals et les traditions orales. Lorsque le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont formé l’Alliance d(AES) en 2023, le monde a vu un changement géopolitique. Une rébellion. Peu ont compris ce qu’il en était réellement : une réinitialisation culturelle.
Alors que de nombreux pays africains relèguent la culture à un rôle de « soft power », l’AES l’utilise comme une monnaie forte. L’an dernier, l’AES a franchi un cap décisif en adoptant une politique culturelle qui traite les arts et le patrimoine non comme des luxes, mais comme des outils de reconstruction face aux conflits, aux déplacements et à une marginalisation historique. Ce projet a été officialisé en février 2025, lorsque les ministres ont signé un accord – un plan de survie et de souveraineté par les arts, définissant concrètement ce qu’est un leadership culturel.
La culture n’est pas un luxe. C’est une infrastructure.
Au Mali, 2025 a été déclarée Année de la Culture. Pas avec de vaines cérémonies, mais avec un plan. Son Excellence Mamou Daffé, ministre de l’Artisanat, de la Culture, de l’Hôtellerie et du Tourisme, l’a dit sans détour : « La culture est plus importante que l’or et le pétrole. » Daffé vient du monde culturel, pas de la bureaucratie. Il est à l’origine de Ségou’Art et du Festival sur le Niger, des plateformes qui ont transformé Ségou en capitale culturelle.
Ségou’Art n’est pas qu’un festival : c’est une économie créative en mouvement. Elle soutient les artisans locaux, organise des débats publics sur l’identité et l’appartenance, et invite des artistes internationaux à collaborer réellement avec les communautés. Le Festival sur le Niger accueille plus de 30 000 visiteurs par an, dynamise l’économie locale et place les arts maliens sur la carte mondiale. Sous la direction de Daffé, la culture est devenue la stratégie du Mali pour la réconciliation, l’autonomisation économique et la diplomatie.
Une identité sahélienne forgée dans l’art
Dans toute l’AES, les places publiques reprennent vie. Des caravanes de conteurs voyagent de ville en village, ravivant des récits oraux que les conflits avaient réduits au silence. La devise « Un espace – Un peuple – Un destin » est plus qu’un slogan. Un hymne régional, « Sahel Benkan » (L’Harmonie du Sahel), composé par des musiciens des trois pays, est devenu une poignée de main culturelle durable. Ségou, Niamey et Bobo-Dioulasso sont désormais connectées à travers des résidences artistiques, des circuits de spectacles et des festivals de collaboration inter-villes.
À Gao, des festivals dirigés par des femmes comme « Voix de la Paix » réunissent musiciennes, poètes et artisanes pour réimaginer la guérison post-conflit. Au Niger, des programmes comme « Histoires qui Guérissent » sont intégrés à la réponse aux réfugiés. Ce ne sont pas des gestes symboliques. Ce sont des outils de restauration de la dignité collective.
Investir, pas attendre
En 2025, l’AES a lancé la Banque Confédérale d’Investissement et de Développement (BCID‑AES), dotée de 500 milliards de francs CFA (environ 875 millions de dollars). Contrairement à d’autres fonds d’infrastructure, cette banque a réservé des ressources pour la culture et l’éducation, l’un des quatre piliers fondamentaux du bloc.
Un effort est aussi fait pour professionnaliser le secteur créatif. Les quotas de diffusion ont augmenté la présence de la musique et du cinéma locaux. Des incubateurs pour jeunes comme la Maison de la Culture Numérique à Ouagadougou fournissent aux créatifs des outils pour numériser, monétiser et diffuser leur travail.
À Niamey, le programme « Arts et Autonomie » aide les jeunes déplacés à se former à la photographie, au théâtre et à la scénographie. À Mopti, des collectifs culturels créent des coopératives de production avec l’appui des autorités locales. Ce ne sont pas des actions dictées par l’aide, mais menées par les communautés.
Et les autres ?
Si le Sahel peut faire tout cela en pleine transition politique, en crise sécuritaire et avec un budget limité, quelle excuse ont les pays plus stables ? Pourquoi tant de ministères de la Culture restent-ils marginalisés ou confiés à des proches sans expérience sectorielle ? Est-ce la peur ? Car les arts et la culture interrogent. Ils documentent. Ils se souviennent. Et ce faisant, ils défient souvent l’autorité.
La culture nous façonne. Et nous rappelle qui nous sommes.
Le chercheur Justin O’Connor écrit que la culture est l’endroit où l’on donne du sens. Au Sahel, c’est aussi là que les peuples construisent la paix. Des mécanismes traditionnels comme les danses masquées Bwa et Mossi sont réactivés pour le dialogue. Les cercles de griots à Tombouctou animent des séances avec les jeunes sur l’histoire et la morale. Ce ne sont pas des actes symboliques, mais des actes civiques.
Mais voici la vérité inconfortable : malgré toute sa force, ceux qui défendent la culture se retrouvent souvent seuls.
Partout en Afrique, les artistes, archivistes et acteurs culturels sont parfois vus comme des fauteurs de troubles. Beaucoup font face à la censure, à l’intimidation ou au blocage de financements. D’autres travaillent sans protection juridique, alors même qu’ils défendent un droit fondamental reconnu par le droit régional et international.
Les défenseurs des droits culturels ne sont pas que des créateurs : ce sont des gardiens de la mémoire, qui documentent les savoirs, protègent les langues et créent des espaces de dialogue. Pourtant, ils œuvrent sans filet de sécurité, sans reconnaissance, sans le statut que d’autres défenseurs des droits possèdent.
Cela doit changer. Les défenseurs de la culture méritent une reconnaissance légale, un soutien d’urgence et une inclusion dans les mécanismes nationaux de droits humains. Car défendre la culture, c’est défendre les peuples.
Et tant que cette vérité ne sera pas reconnue, les gouvernements échoueront à représenter les communautés qu’ils prétendent servir. Et si la culture n’est pas protégée maintenant, que restera-t-il pour les générations futures ?
Des droits, pas de la charité
La culture est consacrée dans la Charte de la Renaissance Culturelle Africaine et dans des textes internationaux comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et la Convention de 2005 de l’UNESCO. Pourtant, malgré ces instruments, elle reçoit souvent le moins de financement public.
L’AES, à l’inverse, rend la culture viable. Des programmes comme « Écoles Sans Frontières Culturelles » intègrent contes, musique et traditions orales dans l’éducation formelle au Niger. Au Mali, des projets de cartographie culturelle documentent le patrimoine menacé et le transmettent via des ateliers intergénérationnels.
Ce n’est pas de la nostalgie. C’est une politique ancrée dans le patrimoine. Et cela fonctionne. Au Sénégal, les droits culturels sont inscrits dans la loi, et des mécanismes comme la loi du 1% pour l’art soutiennent les artistes. L’Afrique du Sud l’a inscrit dans sa Constitution et dispose de systèmes de soutien juridique et financier pour les artistes censurés. En Tunisie et au Maroc, les artistes s’organisent autour des droits culturels, réclamant des espaces publics, la liberté d’expression et une rémunération équitable. Au Kenya, un projet de loi sur les industries culturelles et créatives prévoit un fonds culturel et des mécanismes de protection. Bien que la mise en œuvre varie, ces modèles montrent que l’Afrique peut concrétiser ces droits lorsque la volonté politique rejoint la demande citoyenne.
Il existe un précédent. Et une preuve en Afrique de l’Ouest.
Sous la présidence de Macky Sall, ancien président de l’UA, le Sénégal a montré que la volonté politique pouvait faire de la culture un pilier de la diplomatie et du développement. Il a revitalisé la Biennale de Dakar, lui apportant un soutien étatique et y participant personnellement. La loi du 1% a inscrit les arts dans la planification publique. Cela a transformé la manière dont l’identité et l’éducation sont abordées.
Ces efforts nationaux rejoignent le Plan d’action de l’Union africaine pour les industries culturelles et créatives, qui appelle à investir dans la gouvernance culturelle, les infrastructures et la protection des artistes. Mais si le cadre existe, sa mise en œuvre reste inégale. Le leadership du Sahel se distingue par son ambition – et ses actes.
Et maintenant, le droit d’auteur
Pour que le secteur culturel soit durable, les créateurs doivent être protégés. La propriété intellectuelle est le prochain chantier. Mais l’AES manque encore de protocoles régionaux, de plateformes numériques et de systèmes de monétisation.
Le Burkina Faso offre une solution. Le Bureau Burkinabè du Droit d’Auteur (BBDA), sous Walib Bara, a lancé CTIOLA, un outil numérique d’enregistrement des œuvres, et un Fonds de Promotion Culturelle. Son travail a été salué par le Prix africain du développement en 2020.
L’AES pourrait s’appuyer sur le BBDA pour piloter une initiative régionale. Harmoniser la législation, créer une plateforme commune, et mettre en place un marché numérique.
Ce n’est pas inédit. La Communauté d’Afrique de l’Est a harmonisé ses lois. SAMRO en Afrique du Sud offre aussi des leçons. L’AES a les outils financiers et techniques pour réussir.
La question finale
L’Afrique est le continent le plus jeune. Près de 70% de sa population a moins de 30 ans. La culture est leur héritage, mais aussi leur industrie et leur avenir économique.
Alors pourquoi reste-t-elle sous-évaluée ? Est-ce la peur de ce qu’elle pourrait révéler ? Un miroir du pouvoir, de l’exclusion, de l’échec ?
Ignorer la culture, c’est abandonner des emplois. C’est laisser la mémoire s’effacer. C’est externaliser l’identité. Beaucoup de jeunes connaissent aujourd’hui mieux les valeurs importées que leurs propres traditions.
L’urbanisation efface les langues, coutumes et savoirs communautaires. Cela érode l’identité et la confiance en ses racines.
Et peut-être, tout simplement, la culture est l’un des secteurs qui, bien soutenu, pourrait aider à rembourser la dette extérieure par des taxes intelligentes et des exportations créatives. Mais pour cela, les créateurs doivent sortir des studios. Apprendre la danse de la gouvernance. Parler le langage des politiques. Participer, non comme spectateurs, mais comme architectes.
Et un jour, une personne qui comprend vraiment la culture occupera un siège de pouvoir. Ce jour-là, tout pourrait changer.
Asma Lucy Ilado est une praticienne du développement culturel basée à Nairobi, au Kenya. Elle travaille à l’intersection des médias, de la recherche et du plaidoyer politique dans les industries culturelles et créatives.